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Caractère abusif de la demande de communication de documents sensibles – CE, 25 juin 2025, n° 493243

Cette affaire pose la question de la limite du droit d’accès aux documents administratifs, en particulier lorsque l’administration invoque le caractère abusif de la demande. 

Il illustre la mise en œuvre de l’exception de charge excessive prévue à l’article L. 311-2 du Code des relations entre le public et l’administration (CRPA), en lien avec les secrets protégés par l’article L. 311-6 (vie privée, secret des affaires, etc.).

En l’espèce, M. B, journaliste, avait effectué une demande auprès du Ministère des Outre-Mer tendant à la communication de six catégories de documents administratifs relatifs à trente-cinq missions de conseil exécutées par des cabinets privés pour le compte de ce ministère entre 2018 et 2021.

Suite à la décision implicite de rejet de la demande du ministère, M. B a demandé au tribunal administratif de Paris d’annuler pour excès de pouvoir la décision du Ministère.

Par un jugement n° 2224808 du 9 février 2024, je juge administratif a annulé la décision implicite de rejet en tant qu’elle porte refus de communiquer la correspondance entre le ministère et les candidats à l’appel d’offres, les livrables produits par les entreprises attributaires et les correspondances entre ces dernières et le ministère relatives à l’exécution ou à l’évaluation de la mission concernant les sept premières missions, ainsi que l’ensemble des documents relatifs aux vingt-huit autres missions et, à l’article 3, enjoint au ministre de les lui communiquer.

Le ministère se pourvoit en cassation et fait notamment valoir le caractère abusif de la demande du requérant en première instance, en application des dispositions du code des relations entre le public et l’administration (CRPA).

Le Conseil d’Etat annule le jugement et renvoie l’affaire devant le tribunal administratif en rappelant le cadre juridique du droit d’accès à la communication de documents sensibles ainsi que ses limites.

A cet effet, le Conseil d’Etat reprend l’article L. 311-1 CRPA consacrant un droit général d’accès aux documents administratifs pour toute personne, sous réserve des exceptions prévues par la loi. Ce droit est renforcé par le rôle de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA), qui avait ici rendu un avis favorable à la demande de M. B.

Parmi les limites à ce droit figurent les dispositions de l’article L. 311-6 CRPA, qui protègent notamment le secret de la vie privée et le secret des affaires. La communication de documents comportant ces éléments suppose une occultation préalable des mentions sensibles.

Le texte prévoit que l’administration peut refuser de répondre à une demande abusive, notamment par son volume, son caractère répétitif ou systématique.

Le Conseil d’État précise ici que la charge excessive s’apprécie au regard des moyens de l’administration, mais aussi de l’intérêt public attaché à la demande.

Il indique notamment indique que l’intérêt de la demande (par exemple, l’intérêt journalistique ou démocratique) doit entrer en balance avec la charge pour l’administration. Cela suppose un examen au cas par cas, dont le juge administratif doit se saisir pleinement :

3. Il ressort des dispositions du dernier alinéa de l’article L. 311-2 du code des relations entre le public et l’administration que revêt un caractère abusif la demande qui a pour objet de perturber le bon fonctionnement de l’administration sollicitée ou qui aurait pour effet de faire peser sur elle une charge disproportionnée au regard des moyens dont elle dispose. Lorsque l’administration fait valoir que la communication des documents sollicités, en raison notamment des opérations matérielles qu’elle impliquerait, ferait peser sur elle une charge de travail disproportionnée au regard des moyens dont elle dispose, il revient au juge de prendre en compte, pour déterminer si cette charge est effectivement excessive, l’intérêt qui s’attache à cette communication pour le demandeur ainsi, le cas échéant, que pour le public.

Ainsi, le Conseil d’Etat conclut à la motivation insuffisante du tribunal administratif.

En effet, ce dernier s’était uniquement fondé sur l’absence de volonté manifeste de perturber l’administration, sur le statut du requérant et sur le fait qu’une partie des documents avait déjà été identifiée à l’occasion d’une commission d’enquête sénatoriale.

Le Conseil d’État censure cette appréciation en rappelant que le juge doit vérifier concrètement les éléments avancés par le ministre :

  • volume de documents à traiter,
  • charge de travail induite par l’occultation des mentions couvertes par le secret,
  • différences avec les documents déjà transmis au Sénat, pour lesquels le secret des affaires ne s’appliquait pas,
  • ressources humaines disponibles pour effectuer ce traitement.

En ne procédant pas à cette vérification, le tribunal a commis une erreur de droit et a insuffisamment motivé son jugement.

Pour juger que la demande de communication formulée par M. B… n’était pas abusive, le tribunal administratif s’est borné à relever qu’elle n’avait pas pour objet de perturber le bon fonctionnement de l’administration, qu’une grande partie des documents demandés avait déjà été identifiée afin de répondre à une commission d’enquête sénatoriale sur l’influence des cabinets de conseil et que la profession de journaliste exercée par M. B… rendait particulièrement digne d’intérêt pour lui et pour le public que lui soient communiqués les documents demandés. En statuant ainsi, sans rechercher si les éléments précis et chiffrés produits par le ministre relatifs au nombre important de documents concernés, à la charge de travail occasionnée par l’occultation des mentions relevant du secret de la vie privée et du secret industriel et commercial, qui n’avait pas dû être effectuée dans le cadre de la communication préalablement faite à la commission d’enquête sénatoriale, un tel secret ne lui étant pas opposable en application des dispositions du 2ème alinéa du II de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, ainsi qu’aux moyens humains à mobiliser par ses services pour effectuer ces opérations d’occultation, étaient de nature à faire regarder la demande comme impliquant une charge excessive pour l’administration, le tribunal a entaché son jugement d’insuffisance de motivation et d’erreur de droit.

L’arrêt ne remet pas en cause le droit d’accès en tant que tel, mais rappelle qu’il ne peut être inconditionnel. La protection du bon fonctionnement de l’administration est un impératif légitime, surtout lorsque la demande nécessite un traitement matériel lourd (tri, occultation, etc.).

Cet arrêt effectue un ajustement jurisprudentiel important : s’il confirme l’importance du droit à la transparence administrative, il rappelle qu’il n’est pas absolu et peut être encadré par des considérations pragmatiques, en particulier le poids matériel de la réponse à une demande.

Aussi, cet arrêt invite les juridictions du fond à la réalisation d’un examen approfondi et équilibré de la notion de demande abusive, au-delà des simples intentions du demandeur.